Ce n’est pas à la République de s’adapter aux religions, mais aux religions de s’adapter à l’ordre public républicain, affirme le philosophe Henri Peña-Ruiz, posant la question de la réforme du financement des cultes.
La commission d’enquête du Sénat sur la radicalisation islamiste a remis son rapport le jeudi 9 Juillet. Une occasion de manifester son désaccord avec le chef de l’État qui s’obstine à vouloir structurer la religion musulmane en France notamment par le moyen du financement, direct ou indirect.
Violer la loi du 9 décembre 1905 qui interdit tout financement public des cultes c’est voler aux services publics l’argent qui leur revient. C’est aussi accorder un privilège aux religions, en leur donnant ce qu’on ne donne pas aux humanismes sans dieux. Mais c’est surtout bafouer la République par un mécénat d’Etat qui rappelle l’Ancien Régime.
Payer pour contrôler : tel est le calcul indigne qui appauvrit les services publics.
Paradoxalement on récompense ainsi des intégristes qui exigent tout de la puissance publique mais ne consentent pour leur part à aucune concession sur leur vision du monde.
Résumons un argument ressassé : payons des lieux de culte au lieu de laisser l’Arabie Saoudite le faire. Ainsi nous pourrons contrôler les discours qui s’y tiennent et leurs auteurs patentés afin d’éviter la propagation d’un islamisme fanatique. Bref, payons la salle de concert ainsi que l’orchestre, et nous dicterons la musique. L’apparence de vérité d’un tel raisonnement n’est qu’un leurre.
Le but serait d’éviter des prêches peu compatibles avec les principes de droit républicains et de tarir ainsi une des sources du fanatisme religieux. Mais cela présuppose un lien entre le financement du lieu de culte et le contrôle que cela rendrait possible.
Or en République, ce lien ne peut pas exister juridiquement, sauf si on promeut un nouveau concordat, c’est-à-dire si on détruit la laïcité. C’est aux religieux de se plier aux lois communes, qui depuis la Révolution Française fondent l’ordre public sur les droits de l’homme. Les impôts payés par les athées ou les agnostiques ne doivent pas servir à financer les religions.
Par ailleurs quel croyant peut accepter un chantage au financement qui en somme achète la soumission ? « Je vous paie un lieu de culte. Mais attention à ce que vous y direz ! ».
Ce n’est pas à la République de s’adapter aux religions, mais aux religions de s’adapter à l’ordre public républicain
Un rappel. En République, nul besoin de payer pour contrôler. C’est par la règle juridique que l’on régule les actes. Celle-ci ne constitue pas une domination de certains sur d’autres, mais une loi commune à tous. Le creuset français qui doit faire vivre ensemble des populations de toutes origines n’a pas à privilégier un particularisme coutumier ou religieux, mais à faire valoir des exigences universelles, codifiées par des lois que le peuple souverain se donne à lui-même.
Pour obtenir le respect des droits humains qui fondent le contrat social, nul besoin de l’acheter. C’est l’essence même du droit commun qui vaut régulation.
Trois exemples. Un imam qui appelle à battre les femmes, comme l’imam Bouziane à Lyon en avril 2004, est passible de poursuites pénales pour incitation à la violence et mise en danger de l’intégrité physique d’une personne.
Un prêtre catholique intégriste qui incite à empêcher une représentation théâtrale ou la projection d’un film jugé par lui blasphématoire peut être poursuivi pour incitation à la violence.
Quant à l’excision du clitoris, mutilation abjecte et dangereuse, elle est évidemment interdite non pas au nom d’un particularisme qui en rejetterait un autre, mais au nom du droit à l’intégrité physique.
L’état de droit républicain n’est donc pas démuni face aux intégrismes religieux.
La puissance publique doit dire le droit et poser ainsi les limites de pratiques religieuses qui lui contreviendraient. Ce n’est pas à la République de s’adapter aux religions, mais aux religions de s’adapter à l’ordre public républicain. Ainsi les religions doivent faire effort pour procéder à une adaptation issue de l’intérieur et non achetée de l’extérieur. Le raisonnement qui consiste à dire « payons pour contrôler » est en fait d’un autre âge. Il n’a rien à voir avec l’émancipation républicaine.
Le gallicanisme royal n’a rien à voir avec la laïcité républicaine, car celle-ci sépare religion et politique sans soumettre l’une à l’autre
Pour souligner cette émancipation, il suffit de rappeler les trois modèles typiques du rapport de dépendance interpersonnelle propre à l’Ancien Régime : ceux du mécénat, du gallicanisme et du concordat.
Un peu d’histoire. Le mécénat intéressé fut longtemps le fait des rois, des empereurs ou des papes. Il opérait selon la logique d’une commande précise et conditionnelle : l’argent donné à l’artiste avait pour contrepartie la stricte conformité de l’œuvre au désir du payeur.
Un exemple célèbre : le pape Clément VII commande à Michel-Ange une fresque à peindre sur le mur d’autel de la chapelle Sixtine, le Jugement dernier. Après six ans de travail, l’œuvre est dévoilée le 25 décembre 1541. Scandale. La nudité des corps expose la beauté des êtres humains. Nous sommes loin des "vanités" et des corps misérables des peintures médiévales. L’humanisme est passé par là.
En 1564, Daniele da Volterra, disciple et ami de Michel-Ange, est chargé par le pape Paul IV de peindre des culottes sur les nus de la fresque. D’où son surnom de Braguettone (culottier). Cette censure a posteriori a transformé l’œuvre en chose possédée et ne l’a pas respectée. Autre exemple : Victor Hugo voit sa pièce Marion de Lorme censurée en août 1829 par le roi Charles X, qui lui propose une pension de 4.000 francs comme dédommagement. Le poète refuse cette somme considérable, si manifestement liée à une volonté d’allégeance. L’écrivain peut vivre de ses droits d’auteur et il n’a que faire de pensions humiliantes.
Prenons maintenant l’exemple du gallicanisme et de l’anglicanisme. Tous deux se définissent par une domination politique des Etats nationaux (France, Angleterre) sur l’Eglise. Le culte est financé, mais aussi mis en tutelle. Henri VIII, roi d’Angleterre aux sympathies luthériennes, a fondé la religion anglicane, après s’être heurté au pape Clément VII, qui l’avait excommunié pour cause de divorce et de remariage avec Anne Boleyn. En 1534, le roi fait voter l’acte de suprématie qui fait de lui le chef d’une nouvelle Eglise, promue Eglise d’Etat : l’Eglise anglicane, qui conjugue une théologie protestante et une liturgie catholique. En France, Philippe IV le Bel tente (en vain) de reprendre au pape le pouvoir d’investiture des évêques. Il inaugure ainsi la démarche monarchique du gallicanisme qui entend affirmer la souveraineté du pouvoir temporel.
Plus tard, Louis XIV sera dit par Bossuet monarque de droit divin. Il régentera la chose religieuse notamment par l’Edit de Fontainebleau qui révoque l’édit de Nantes, donnant ainsi le signal de nouvelles persécutions contre les protestants. "Un roi, une foi, une loi" : la dérive du gallicanisme tourne au despotisme.
Une seule loi, la même pour tous : l’intérêt général. Telle est la boussole laïque.
Contrairement au gallicanisme qui s’assure le contrôle de la religion par le pouvoir d’Etat, la séparation laïque se contente d’affranchir la loi civile de toute norme religieuse. Le gallicanisme royal n’a rien à voir avec la laïcité républicaine, car celle-ci sépare religion et politique sans soumettre l’une à l’autre.
Quant au concordat du à Napoléon Bonaparte (1802-1807), encore en vigueur en Alsace-Moselle, il maintient des privilèges à l’égard des Eglises. Napoléon avait assorti ces privilèges d’un contrôle strict sur les religions, notamment par la nomination de leurs responsables.
Aujourd’hui le contrôle a disparu, mais les privilèges demeurent.
Aussi injuste qu’anachronique, le concordat met à la charge de contribuables athées ou agnostiques l’entretien de cultes auxquels ils n’adhèrent pas. Il maintient des cours de religion dans les établissements scolaires publics. Il bafoue ainsi le principe d’égalité en accordant des privilèges aux convictions spirituelles des croyants, mieux traités que les athées. Encore de l’argent public détourné vers des intérêts particuliers, au détriment des services publics d’intérêt général.
A quand l’abrogation du concordat en Alsace-Moselle, survivance aussi anachronique qu’injuste ?
Et celle de la Loi Debré qui organise le financement public d’écoles privées religieuses, sur tout le territoire de la République ?
"L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle"... Victor Hugo, chrétien, avait bien raison, et il voyait loin. Transposons. "L’Etat chez lui, les imams chez eux". Une seule loi, la même pour tous : l’intérêt général. Telle est la boussole laïque.