Analyse

Le texte politique quasi-concordataire d’un dirigeant de droite passé au crible. Un « Plaidoyer pour un Islam Français » de Gérald Darmanin (Les Républicains)

, par Agnès PERRIN DOUCEY, Michel Ferreboeuf

Michel Ferreboeuf et Agnès Perrin
Un « Plaidoyer pour un Islam Français » de Gérald Darmanin  [1]
(Les Républicains) Le texte politique quasi-concordataire d’un dirigeant de droite passé au crible.

Avant-propos

On peut regretter que ce plaidoyer reste avant tout un texte politique. S’agissant de la défense d’un des biens les plus précieux de la République – la laïcité – on aurait pu espérer moins de positions partisanes ou manipulatrices. Il a cependant le grand mérite de montrer et révéler que, sous le vocable générique de « défense de la laïcité », l’auteur du texte cherche en fait à construire ce que d’aucuns appellent des « accommodements raisonnables » pouvant aller jusqu’à la conception d’un nouveau régime quasi-concordataire (appelé « concorde »), parce qu’il pense ainsi pouvoir acheter, coûte que coûte, une paix sociale.

Un discours fondé sur un ancrage historique et sociétal.

a) discutable
Comme dans le discours de nombre d’hommes politique de droite, la situation française est présentée comme totalement catastrophique, l’auteur utilisant un lexique largement hyperbolique : « économie atone qui appauvrit le système social », « travailleurs français qui ne se sentent ni écoutés, ni entendus », « institutions déconsidérées », « État nu », « Événements internationaux, crise des migrants, bousculant l’entendement », « insécurité sociale, économique, physique », « une Europe faite contre les peuples », « peur d’une immigration mal contenue et mal gérée », « guerre civile et religieuse qui couve », « Échec retentissant de l’école de la République », etc.
· Des généralisations hâtives et infondées, souvent basées sur les attitudes et les revendications de l’extrême-droite sont assenées : « Les Français se redécouvrent une âme de chrétiens : ils défendent avec force leurs églises et leurs crèches ». Arrêtons-nous sur l’affirmation selon laquelle L’Islam serait la deuxième religion de France pour rappeler que le deuxième groupe de croyance en France est… la non-croyance !

b) habilement décrit
 Cependant la présentation historique de la présence de l’Islam en France est assez bien décrite.
En revanche la description de la loi de 1905 (qui, d’après G. Darmanin n’aurait été faite que par rapport aux seules religions chrétiennes et juives) n’est pas exacte.
· La loi de 1905 a d’abord été une loi générique pour séparer les lois et les fonctionnements de la République du contrôle ou de la mainmise des représentants des religions et de leurs croyances, quelles qu’elles soient. Ainsi le Bouddhisme (qui était infiniment moins présent en 1905 que l’Islam) s’est adapté sans problème aux règles de la laïcité républicaine française. En revanche, les décrets de cette loi (abordant les aspects pratiques et juridiques induits) ne se sont en fait adressés qu’à la religion catholique puisque elle était largement dominante en 1905.

Enfin G. Darmanin considère, a priori, que face aux lois, règles et valeurs existantes de la République forgées par plus de deux siècles de luttes, la religion islamique serait incapable de se réformer et de s’adapter seule car les règles républicaines ne seraient pas, selon lui, suffisamment adaptées à l’Islam. Il affirme même que ce serait « hypocrite et même criminel » de l’ignorer.
G. Darmanin affirme donc que « les règles qui s’imposaient au christianisme et au judaïsme, ne sont pas totalement adaptées à l’Islam ». Il en conclut « qu’à l’Islam, nous devons imposer une concorde [un quasi-concordat], c’est-à-dire une paix durable ».

Sa proposition : un quasi-concordat pour « gallicaniser » l’Islam.

G. Darmanin conçoit un incroyable oxymore en lançant« « un appel à renforcer l’esprit de 1905 en l’adaptant aux réalités nouvelles et donc à la présence de millions de musulmans sur notre sol ». C’est-à-dire, il propose de tordre le bras à un certain nombre de principes fondamentaux de la loi de 1905 en prétendant, qu’ainsi, la loi de 1905 serait « renforcée » ! Il articule sa proposition (que nous jugeons contraire au principe laïque lui-même) en 6 étapes et suggère une contrepartie essentielle :

1. Tout d’abord il réduit la loi de 1905 à n’être que « la neutralité de l’État et de ses services publics, à assurer la liberté religieuse et le respect du pluralisme ». Il évite ainsi soigneusement d’évoquer la dimension émancipatrice de la loi en montrant que c’est grâce à la laïcité que chaque citoyen peut affirmer sa propre liberté de conscience, son égalité homme/femme, sa volonté de vivre et agir ensemble.

2. Il utilise une déclaration récente du pape François [« la France devrait faire un pas en avant à ce sujet pour accepter que l’ouverture à la transcendance soit un droit pour tous »] pour indiquer que la laïcité française voudrait limiter voire empêcher une pensée transcendante (!) alors que, au contraire, la laïcité est la « liberté des libertés » incluant, totalement, la possibilité de toute transcendance, quelle qu’elle soit !
3. Il affirme que la seule chose qui, par le passé, fut réellement condamnable dans l’attitude de l’Église, furent les interventions du Pape depuis Rome et le contrôle de l’Eglise de France par un pouvoir à la fois spirituel et temporel, situé hors de France.

4. Il explique que ce fut Napoléon avec la « réanimation » du Grand Sanhédrin qui fut à l’origine de la création du Consistoire Central Juif. Un Consistoire qui a permis de « contrôler la formation des rabbins, de les nommer et de gérer le culte en France ». Il affirme que la stabilité de la relation Juifs-République Française est essentiellement due à cette organisation.

5. Il explique que c’est par un accord similaire, « une concorde », entre la République et l’Islam que les principes républicains seraient garantis. Car, ainsi, on pourrait « faire abandonner, y compris par des actes d’autorité, toute volonté à l’Islam de s’intéresser à la politique ». Car « L’Islam doit accepter définitivement que sa vocation universelle ne signifie pas qu’il s’impose comme un mode de vie culturel ou comme un système d’inspiration politique ». Gérald Darmanin pense que cette « concorde » permettrait de rompre le lien d’autorité installé entre les pays théocratiques du Maghreb et du Moyen-Orient et les Français musulmans. Il imagine qu’ainsi que « l’Islam de France » pourrait se « gallicaniser » naturellement [2]

6. Il demande enfin que l’égalité homme/femme soit solennellement reconnue par l’Islam de France (alors qu’elle existe déjà formellement dans les lois de la République Française !)

Les contreparties de la « concorde » Islam-République Française.

En échange de « l’allégeance » de l’Islam de France à la République, Gerald Darmanin veut assurer un financement important et garanti des organisations musulmanes religieuses et parareligieuses.
Ainsi face à une cette apparente « gallicanisation » de l’Islam de France, G. Darmanin est prêt à modifier la loi de 1905  [3]
pour, principalement :

  •  financer la construction de mosquées et lieux de cultes ;
  •  favoriser le financement des associations cultuelles ;
  •  faire assurer par l’Etat la formation des Imams ;
  •  aider à la création et au fonctionnement d’écoles, de collèges, de lycées, privés (que G. Darmanin appelle « libres »…) sous contrat ;
  •  permettre, pour les particuliers, des déductions d’impôts (anonymisées !) pour leurs dons aux association et organisations cultuelles.
    Il propose de créer un « ministère des Cultes et de la Laïcité » pour remplacer l’Observatoire de la laïcité et pour « proposer une codification du droit des cultes et de la laïcité afin de rendre plus lisible l’ensemble des droits et des devoirs des personnes morales ou physiques, privées ou publiques ».
    En voulant faire de tels « accommodements [dé]raisonnables » Gérald Darmanin est tout à fait dans la ligne du « mouvement des neutralistes », représenté en particulier par les responsables de l’Observatoire de la Laïcité et par Jean Baubérot. Une position qu’ils appellent la laïcité « concordataire ».
    Cette « laïcité » a en effet été largement décrite dans le dernier livre de J. Baubérot, Les 7 laïcités. Ce dernier y liste toutes les exceptions que la République a acceptées, bon gré mal gré, au fil de l’Histoire et cherche à démontrer que puisque la République française se dit laïque et que ces exceptions perdurent, c’est qu’existerait un autre type de laïcité, la « laïcité concordataire »…
    En aucune manière il n’explique que ces exceptions ont été accordées soit par désintérêt de ce qui pouvait se passer dans ces territoires au 19e siècle (Guyane, Nouvelle Calédonie, Polynésie, St Pierre-et-Miquelon, etc.), soit pour des raisons de besoin d’unité nationale dans un contexte historique très particulier (Alsace-Moselle en 1918).
    Il en arrive alors à citer le président de l’Institut du droit local [alsacien] qui « se demande si l’opposition entre séparation et reconnaissance [des organisations religieuses] est pertinente ». Et qui déclare plus loin : « la situation qui prévaut en Alsace-Moselle, "loin d’être un legs du passé, pourrait bien être un outil d’avenir" ».
    Et Jean Baubérot de conclure : « la laïcité ne pourrait-elle pas inclure l’idée [politique] d’une gymnastique intellectuelle articulant l’attachement à ses convictions propres et la capacité de prendre une certaine distance avec elles pour considérer l’autre avec empathie ? Ne serait-elle pas la recherche d’un équilibre des frustrations entre les différentes familles de pensée d’une société ? ». Puis, reprenant Le Clézio (Le Monde, 13 septembre 2014) : « Coexister, c’est comprendre ce qui peut offenser l’autre »…

Conclusion

Gérald Darmanin propose une solution d’un cynisme tranquille : Reconnaissons et finançons les constructions et activités religieuses musulmanes et modifions les lois pour que des filières à base religieuse (de la maternelle jusqu’à l’Université) voient le jour, donnons une responsabilité territoriale à des « imans de la République ». Grâce à cette manne financière, ce « clergé » musulman reconnaissant nous garantira la paix sociale dans cette population. Avantage annexe : ces lois s’appliquant bien évidemment à toutes les croyances et religions, les religions déjà en place pourront également largement en profiter.
Ainsi, dans sa proposition de modification de la Constitution, G. Darmanin n’évoque que la liberté de religion en affirmant que la laïcité offre la « liberté de pratiquer son culte et d’exprimer ses opinions religieuses en toute liberté ». Il exclut de fait la liberté de ne pas croire et oublie que la loi de 1905 protège la liberté de conscience. Enfin, il propose que l’État ou « les collectivités locales deviennent propriétaires de lieux de cultes postérieurs à la loi de 1905) » permettant ainsi le financement de ces derniers.
G. Darmanin croit que « faire parler l’argent » résoudra les problèmes actuels. Il refuse de considérer que c’est par la défense et par la promotion des valeurs de la République et de ses lois, par l’application de la laïcité, telle que la définit la loi de 1905, et par un dialogue social ouvert, volontariste et permanent que les problèmes actuels pourront petit à petit s’estomper. En fait, G. Darmanin ne fait pas confiance à la force de ce qu’est République mais croit à la force de l’argent.

G. Darmanin veut éviter un islam manipulé au prix du reniement de certains principes fondamentaux de la laïcité. Il aura, demain, l’Islam incontrôlé et une laïcité dévoyée. Et il aura un Tariq Ramadan, devenu Français, comme interlocuteur privilégié entre la République affaiblie et les associations cultuelles renforcées…

Michel Ferreboeuf et Agnès Perrin

Voir en ligne : RTL - Le Grand Jury - Darmanin - Mosquée, voile, salafisme…

Notes

[1Proche de Nicolas Sarkozy, puis rallié à Xavier Bertrand, G. Darmanin est maire de Tourcoing et vice–président du Conseil régional du Nord–Pas de Calais.

[2Sur cette question liée à l’idée qu’il faudrait instaurer un « Islam de France », on lira avec profit l’analyse de Gérard Delfau dans son dernier ouvrage La laïcité, défi du XXIe siècle, L’Harmattan, 2015, p. 157-159.

[3La modification de la loi de 1905 ne pose pas de problème à G. Darmanin car, pour lui, la loi de 1905 n’a « rien d’un document sacré », un texte qui aurait déjà « connu treize modifications ». Il affirme donc que « La modifier une nouvelle fois, pour la renforcer, ne gênerait en aucune manière cette vieille dame qui ne demande qu’à épouser l’air du temps pour mieux imposer ses principes fondateurs »…