Didier Leschi sait de quoi il parle : de 2004 à 2008, chef du Bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur, préfet délégué à l’égalité des chances, en poste à Bobigny (2013-2015), aujourd’hui directeur général de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII), il connaît de l’intérieur les ressorts des religions, leurs non-dits, leurs faiblesses, leurs ambigüités.
Un peu sur le modèle des entrées multiples de La laïcité au quotidien coécrit avec Régis Debray, il décline dans son dernier ouvrage douze « misères » de l’islam de France qui viennent percuter « la misère de l’exception française », notre pays ayant en effet cette particularité qui, étant unique lui est parfois reproché, d’avoir élaboré un mode d’organisation sociale qui a permis la coexistence à égalité et pacifiquement depuis plus d’un siècle des diverses chrétientés, catholique et protestantes, mais aussi orthodoxe, arménienne, assyro-chaldéenne et copte, avec le bouddhisme, « le monde juif le plus important de l’Union européenne », divers cultes et cultures musulmans, aux côtés bien sûr des agnostiques et des athées.
La laïcité française s’inscrit dans un processus historique long
L’un des apports majeurs du livre tient au parti de resituer dans l’histoire longue les enjeux et combats de notre laïcité, qui ne peuvent en effet se comprendre qu’à cette aune. Indéniablement, difficultés et problèmes il y a, mais ces derniers sont d’autant plus exacerbés que l’on oublie le temps long de notre construction juridique, qui s’est accompagnée de contraintes, voire parfois de violences : « si la mémoire et la conscience de cette histoire de longue durée étaient plus vives, elles permettraient de relativiser les efforts aujourd’hui demandés à la fraction du monde musulman qui considère comme non négociable la manifestation la plus ostensible de sa foi. »
C’est la Révolution qui a lancé le mouvement d’émancipation contre l’emprise de la catholicité d’Ancien Régime : loi du 20 septembre 1792 laïcisant l’état-civil, c’est-à-dire abandonnant l’enregistrement d’un sacrement (baptême) au profit d’une volonté personnelle de déclaration ; loi du 27 septembre accordant aux juifs l’accès à la pleine citoyenneté, découplant l’identité religieuse de la citoyenneté civile.
Un siècle plus tard, la Troisième République en a retrouvé l’élan :
27 février 1880 : exclusion des ecclésiastiques du Conseil supérieur de l’enseignement public
17 mars : restriction des libertés de l’enseignement supérieur privé
8 juillet : suppression de l’aumônerie militaire catholique
12 juillet : suppression du repos dominical, réinstauré en 1906 après la catastrophe de Courrières
14 novembre 1881 : abolition du caractère confessionnel des cimetières
1878-1891 : laïcisation progressive des hôpitaux de Paris
27 juillet 1884 : rétablissement du divorce
14 août 1884 : suppression des prières publiques à la rentrée des Chambres
15 novembre 1887 : liberté des funérailles
15 juillet 1889 : obligation faite aux ecclésiastiques d’effectuer un service militaire d’un an
14 décembre 1900 : suppression de la messe du Saint-Esprit à la rentrée des cours et des tribunaux
11 novembre 1903 puis 1er janvier 1904 : suppression des religieuses infirmières dans les hôpitaux militaires
1er avril 1904 : enlèvement du crucifix des prétoires des tribunaux
28 décembre 1904 : fin du monopole d’inhumation des fabriques religieuses
… pour ne rien dire des lois de 1882 et 1886 sur l’école publique gratuite et laïque, et de celle, de séparation des Eglises et de l’Etat, du 9 décembre 1905.
Il est bon et juste que Leschi ait introduit son travail par le rappel du socle de notre civilisation, car c’est à lui que doivent s’adapter les nouveaux venus, pas l’inverse. Sur cette base, il peut dévoiler les supercheries de l’islamophobie (chapitre 9), du postcolonial (chapitre 10), ou encore du « mimétique », comparaison et compétition victimaires malsaines des musulmans vis-à-vis des juifs (à noter une remarque pertinente contre la CNCDH qui s’offusque de l’islamophobie latente de la société française tout en recensant, en 2015, 806 actes antisémites contre 429 antimusulmans, ce qui, rapporté aux populations concernées, aurait dû l’inciter à des commentaires plus nuancés !).
Misères du monde musulman
Autre misère propre à l’islam, celle du monde musulman lui-même. Le constat est banal : ce monde est à feu et à sang et il exporte sa violence qui ne peut se combattre seulement par la police et le droit : « l’enjeu relève fondamentalement des armes de l’esprit que doivent forger en premier lieu les intellectuels musulmans. » A cet égard, le « programme » imaginé par Jacques Berque d’une France foyer d’un islam des Lumières n’a pas reçu le moindre commencement d’exécution car il n’a pas trouvé « ses intellectuels, ses militants, ses révolutionnaires » capables de relever ce défi. De plus, précise Leschi, il faut aussi s’entendre sur ce que, en la matière, on appelle « intellectuel musulman », car ceux que l’on dit tels -et leurs compétences ni leur sincérité ne sont évidemment en cause- parlent en réalité de l’extérieur de leur communauté, alors que, insiste l’auteur, ils ne peuvent être crédibles que s’ils sont croyants et qu’ils le montrent. Les chantiers à investir ne manquent pas, à commencer par celui de l’« envoilement », dont il nous est rappelé qu’il fut précédé au début des années 80, dans la banlieue lyonnaise, par des conflits sur le maillot de bain pour les filles, jusqu’à obliger les autorités à déployer un service d’ordre aux abords des piscines municipales.
Ici, cependant, une réserve : si l’on ne peut qu’être d’accord avec le constat que « le rapport au féminin est devenu le nœud gordien du monde musulman », et que « la bataille essentielle contre un support aussi idéologique n’est pas de l’ordre du droit », la solution avancée, « tant qu’il n’y aura pas de femmes imams … » ne résout pas les problèmes posés hic et nunc. Leschi en appelle, là encore, à « la mobilisation des intellectuels, à la création d’instituts, de séminaires, de mosquées, de cercles libéraux », toutes préconisations parfaitement pertinentes mais qui ne disent rien sur les armes et modalités d’un combat à mener en urgence.
Vrais et faux chantiers
Dans Misère des mosquées, Misère des imams (chap. 12), justice est faite aussi de la plainte récurrente sur l’insuffisance des lieux de culte. Ce fut vrai, ce ne l’est plus : à la fin des années 90, on recensait 1 600 mosquées et salles de prière gérées par des associations ; en 2016, entre 2 700 et 3 000, soit sur la période un lieu ouvert chaque semaine. Leschi rappelle ici les facilités accordées aux religions pour la construction de nouveaux lieux de culte : baux emphytéotiques (dus, on l’apprend au passage, non à un accord entre Blum et le cardinal Verdier mais à une initiative, en 1932, de Henri Sellier, maire de Suresnes) ; subventionnement des parties non cultuelles ; garanties d’emprunts.
Pour autant, les financements étrangers existent : d’Algérie qui, au début des années 80 et avec la complicité au moins passive des pouvoirs publics, a mis la main sur la Mosquée de Paris ; du Maroc ; de Turquie. Dominique de Villepîn, en 2005, en créant la Fondation des œuvres de l’islam de France, a tenté de clarifier la procédure de financement des lieux de culte. Dix ans plus tard, minée par les rivalités nationales, la Fondation s’est révélée inopérante et a été dissoute. Vient de lui être substituée une nouvelle Fondation, présidée cette fois par un non-musulman (Chevènement), une procédure apparemment étrange, et contestée, mais que Leschi défend mordicus au regard du fiasco qui a précédé.
Autre grand chantier, la formation des ministres du culte. Tous les grands cultes présents en France disposent de structures à cette fin : les catholiques depuis la création dans chaque diocèse en 1790 de séminaires préparant à l’entrée dans les ordres ; les protestants depuis le début du 19ème siècle ; les juifs, depuis la création, par arrêté ministériel du 29 août 1829 d’une école dédiée. Pour les musulmans, le financement bute là encore sur les positions acquises, rentes de fait : ouvrir des perspectives de carrière aux jeunes imams coûte évidemment plus cher que des ministres du culte financés par l’étranger. Quant aux revenus tirés du halal, que se partagent les trois grandes mosquées de Paris, Evry et Lyon, ils restent totalement privatisés. D’où la suggestion que l’Etat impose que l’agrément soit dorénavant accordé par une association cultuelle nationale, en contrepartie de quoi « les abattoirs s’acquitteraient d’une contribution volontaire assise sur le tonnage de viande abattue. »
Dernière misère, celle de l’islam consulaire, c’est-à-dire ces responsables musulmans financés par, et donc suivant en France les consignes de leurs pays d’origine, Algérie, Maroc, Turquie. Ne faudrait-il pas ici, propose Leschi, s’inspirer du questionnaire soumis par Napoléon, en 1806-1807, au Grand Sanhédrin ?
En tout cas, il faut bouger : d’une part, les attentats et assassinats de 2015-2016 sont sans « équivalent depuis les épisodes sanglants de 16ème siècle entre catholiques et huguenots », d’autre part tout se passe comme si, pour l’islam de France, « ces drames terribles, qui touchent les musulmans vivant en France (…), mais qui atteignent aussi l’ensemble de la population et le pays tout entier, n’arrivaient pas pour lui à faire évènement. »
Alain Azouvi, le 28-02-2017