Agnès Perrin Doucey : Laïcité et fait religieux : une association qui ne va pas de soi !

, par Agnès PERRIN DOUCEY

"Qu’est-ce que le fait religieux ?"
"Comment enseigner les grands mouvements du monde sans interroger la place, voire la responsabilité des religions qui l’ont dominé pendant des siècles"
"En aucun cas enfin, le fait religieux ne doit s’imposer dans l’espace scolaire comme un moyen d’apaiser les relations"
"L’enseignement laïque du fait religieux ne peut avoir d’autre objet que celui de saisir l’historicité des références"

un principe juridique et politique qui permet d’assurer « la liberté des libertés »

Il est des évidences à rappeler sans cesse. La définition du principe de laïcité en fait partie et ses promoteurs sont régulièrement sollicités pour rappeler ses fondements épistémologiques afin que celle-ci ne soit pas détournée de son cap essentiel. Alors rappelons !
Comme l’a montré Jaurès, la laïcité est un principe de liberté et d’égalité

  • parce qu’il permet à chaque citoyen de ne pas vivre sous le joug de croyances qui s’imposeraient à lui sans qu’il ne les ait choisies (liberté) ;
  • parce qu’il empêche une religion particulière de s’ériger en force politique dominante (égalité).

De ce fait, la laïcité n’est pas une fin en soi, un dogme apte à dominer les autres dogmes.
Elle est un principe juridique et politique qui permet d’assurer « la liberté des libertés » , celle de la conscience ; un principe qui garantit à chaque citoyen la possibilité du libre examen ; un principe qui permet à l’individu de se construire hors des tutelles idéologiques imposées par une pression extérieure, des tutelles que le sujet ne choisit pas ou qui s’imposent à lui sans qu’il ait les moyens d’en prendre conscience.

une éducation de la pensée et de l’esprit critique afin d’offrir à chaque individu l’aptitude à saisir la voie qui l’intéresse

En ce sens, la laïcité est un principe émancipateur, qui agit donc pour préserver cette liberté, pour empêcher la disgrâce comme les privilèges d’un seul ou d’un groupe de pression. C’est la raison pour laquelle la République ne peut reconnaitre aucun culte, ne peut pas marquer de préférence cultuelle.
Comme tout principe émancipateur, il ne s’exerce qu’en assurant le droit à l’éducation, plus précisément à une éducation de la pensée et de l’esprit critique afin d’offrir à chaque individu l’aptitude à saisir, parmi de nombreux possibles, la voie qui l’intéresse, voire changer de voie quand il en éprouve le besoin.
L’école de la République est donc nécessairement une école laïque qui ne peut se perdre dans les méandres des idéologies religieuses sans courir le risque de réactiver la primauté de l’une sur les autres et de fustiger, même implicitement, l’absence de croyances ou l’indifférence à la « chose » religieuse.
Pourtant, depuis le début du XXIème siècle, quelques religions, et surtout les religions abrahamiques, s’insinuent à nouveau au cœur de l’école et de l’enseignement au nom d’une nécessité qu’il y aurait à connaitre le fait religieux.

Qu’est-ce que le fait religieux ?

Historiquement, l’expression s’est imposée avec le rapport Debray en 2002 ; rapport commandé par Jacque Chirac, alors Président de la République, après les terribles attentats de 2001 qui ont endeuillé New-York comme les humanistes du monde entier.
Constatant l’absence grandissante de culture historique et mythologique des élèves, le rapporteur s’est demandé comment transmettre, dans une perspective laïque, les traces unissant l’histoire des religions à celle du monde et à celle des idées pour saisir la complexité des évolutions.

Ainsi, Debray a proposé l’usage du mot « fait » pour caractériser ces connaissances liées aux religions, au sens scientifique du terme : fait historique avéré, fait littéraire, fait artistique etc.
Effectivement, il pose une question clé : comment enseigner les grands mouvements du monde sans interroger la place, voire la responsabilité des religions qui l’ont dominé pendant des siècles voire le dominent encore parfois aujourd’hui ? Comment ne pas voir l’influence de celles-ci, comme le désir de rompre avec leurs influences, dans le mouvement des idées ? Comment comprendre la naissance de l’humanisme sans comprendre le rapprochement avec le naturalisme antique et la mise à distance progressive du divin transcendant au centre des religions abrahamiques ?
Pour saisir ce mouvement du monde et comprendre notre présent, il faut effectivement une culture large, favorisant la prise en compte, la compréhension, la connaissance des « différents faits » sur lesquels s’appuient nos savoirs : faits scientifiques, historiques, philosophiques, politiques, artistiques, etc. Bien sûr, en ce sens, les faits ayant entrainé les grands mythes aux sources des religions comme de l’histoire des idées ont leur place dans cette complexité.
Cependant, en aucun cas, le fait religieux ainsi conçu n’invite à enseigner une lecture dogmatique des textes fondateurs des religions, une lecture béate et confite en dévotion des œuvres qui ornent les musées ou l’espace géographique du monde.
En aucun cas, il ne s’agit de permettre à chacun de connaitre la religion de l’autre comme un préalable à toute rencontre humaine.
En aucun cas enfin, le fait religieux ne doit s’imposer dans l’espace scolaire comme un moyen d’apaiser les relations qui paraissent se tendre entre les élèves du fait d’une appartenance religieuse ou idéologique, voire du fait de la volonté hégémonique de certaines religions ou idéologies sur les autres.
L’enseignement laïque du fait religieux ne peut avoir d’autre objet que celui de saisir l’historicité des références, quand celles-ci contribuent à éclairer l’histoire des savoirs et/ou des idées.

Mais le rapport Debray, subtilement, proposait aussi que ce projet s’inscrive dans un ensemble plus vaste qui instituerait en marge des théologies, une science des religions, cherchant ainsi à démontrer la nécessité d’une connaissance exégétique des textes et des faits pour lutter contre le fanatisme. Et c’est à cela que l’on fait référence massivement aujourd’hui quand on parle de fait religieux.

La résurgence des fondamentalismes...

En effet, la résurgence des fondamentalismes, et notamment la pression forte qu’implique l’islamisme radical auquel le monde est confronté, invite les autorités à penser qu’une connaissance exégétique des textes pourrait favoriser une pratique religieuse apolitique ou modérée.
Progressivement, l’expression « fait religieux », de plus en plus souvent déclinée au pluriel, remplace le mot religion, y compris dans les discours des clercs, pour s’afficher fièrement aux côtés du principe de laïcité comme une évidence.
Alors, vient le temps où les référents laïcité académiques se muent en référents laïcité et fait religieux et ce avec l’espoir de faire reculer à la fois l’obscurantisme religieux et les amalgames racistes qu’il génère.

Il faut apprendre aux élèves à faire du commun […] parfois en faisant fi de son individualité.

L’expérience relatée par Jacques Lemagnière pour le Comité Laïcité République , la fausse bonne idée à laquelle cet enseignant laïque se trouve confronté dans une formation surprenante, est emblématique du glissement sémantique, voire idéologique, imposé à la laïcité depuis plusieurs années au nom de l’importance sociale et culturelle des religions.
Avec lui, après lui, rappelons que « Dieu n’a pas sa place à l’école si ce n’est à travers l’Histoire ». L’école laïque doit former un futur citoyen en affutant sa pensée critique et en lui permettant de s’émanciper par la connaissance.
Pour cela, dès l’école primaire, dans une société qui a fait le choix de l’universalisme, il faut apprendre aux élèves à faire du commun, à construire ensemble, à s’engager dans une voie commune, parfois en faisant fi de son individualité.
Pour cela, une seule alternative apprendre à se connaitre soi-même pour maitriser ses émotions et apprendre à reconnaitre l’autre comme semblable malgré ses différences et non comme différent malgré ses ressemblances.
Semblable simplement parce qu’humain, et donc également digne d’être respecté pour cela ; semblable parce que partageant des origines humaines communes que nos histoires individuelles semblent parfois oublier.
Et pour éviter toute confusion, rappelons encore que semblable ne signifie pas identique, n’évite pas la pluralité, ne génère pas l’uniformité. Chercher ce qui rassemble pour mieux accepter nos différences, tel devrait être le projet d’une école laïque et émancipatrice au 21ème siècle.
On le voit associer laïcité et fait religieux ne va pas de soi.

L’enseignement des religions à l’école, même drapé derrière le voile translucide d’une dénomination qui se dit laïque, raisonnable et raisonné, conduit nécessairement à la mise en évidence des différences et au recul du semblable et de l’universel dans la pluralité. C’est précisément pour nous en préserver que le principe de laïcité a été inventé.

Agnès PERRIN DOUCEY

Lire aussi :

Témoignage par Jacques Lamagnère, enseignant
Enseignement du fait religieux à l’école élémentaire : la fausse bonne idée (J. Lamagnère) - Comité Laïcité République