Gilles Candar

Jean Jaurès - La République laïque : Des textes d’une étonnante actualité Note de lecture Gérard Delfau

, par Gérard DELFAU, Gilles Candar

GD : "La reprise de longs passages des grands discours de Jaurès à l’Assemblée nationale[...] Un condensé de l’histoire tumultueuse des rapports entre la jeune IIIe République et l’Église catholique, [...] Des grands discours d’une étonnante actualité."

Fondamental. L’ouvrage que vient de publier Gilles Candar, président de la Société d’études jaurésiennes, et intitulé : Jean Jaurès, La République laïque, Textes choisis, nous apporte un éclairage précieux sur l’itinéraire du député du Tarn, depuis son engagement au centre-gauche, lors de sa première élection, en 1885, jusqu’à son assassinat en 1914, en passant par la fondation du Parti socialiste et le vote de la loi de Séparation, en 1905, deux événement historiques dans lesquels il a joué un rôle déterminant. Or, ces extraits d’articles, puisés dans La Dépêche et L’Humanité, et surtout la reprise de longs passages des grands discours à l’Assemblée nationale, offrent un condensé de l’histoire tumultueuse des rapports entre la jeune IIIe République et l’Église catholique, encore toute puissante. Ils nous donnent l’une des clés de notre entrée dans la modernité, c’est-à-dire dans l’âge laïque. Et, en cela, ils sont d’une étonnante actualité.
En effet, il est important aujourd’hui, face à la pression cléricale, quelle qu’en soit l’origine, de connaître les fondements du combat de Jaurès.

Écoutons-le : « Démocratie et laïcité sont deux termes identiques, nous dit-il dans son fameux discours sur L’enseignement laïque, en 1904. Qu’est-ce que la démocratie ? Royer-Collard […], en a donné la définition décisive : " La démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits." Or il n’y a pas égalité des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse. Elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. Elle ne demande pas à l’enfant qui vient de naître, et pour reconnaître son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l’inscrit d’office dans aucune Église. Elle ne demande pas aux citoyens, quand ils veulent fonder une famille, et pour leur reconnaître et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle religion ils mettent à la base de leur foyer, ni s’ils y en mettent une. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un. Elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d’arbitrer entre eux, qu’ils reconnaissent, outre le Code civil, un code religieux et confessionnel. Elle n’interdit point d’accès de la propriété, la pratique de tel ou tel métier, à ceux qui refusent de signer tel ou tel formulaire et d’avouer telle ou telle orthodoxie. Elle protège également la dignité de toutes les funérailles, sans rechercher si ceux qui passent ont attesté avant de mourir leur espérance immortelle, ou si, satisfaits de la tâche accomplie, ils ont accepté la mort comme le suprême et légitime repos […] ».

Et, désireux d’affirmer le rôle de l’École laïque dans la République, il poursuit son raisonnement :
« Mais qu’est-ce à dire ? Et si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n’attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science, c’est-à-dire d’une interprétation plus hardie du droit des personnes et d’une plus efficace domination de l’esprit sur la nature, j’ai bien le droit de dire qu’elle est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie. Ou plutôt, j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques. Mais, si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d’assurer l’égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit, la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l’éducation, c’est-à-dire dans l’institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres, et en qui les autres prennent conscience d’elles-mêmes et de leur principe ? Comment la démocratie, qui fait circuler le principe de laïcité dans tout l’organisme politique et social, permettrait-elle au principe contraire de s’installer dans l’éducation, c’est-à-dire au cœur même de l’organisme ? Que les citoyens complètent, individuellement, par telle ou telle croyance, par tel ou tel acte rituel, les fonctions laïques, l’état civil, le mariage, les contrats, c’est leur droit, c’est le droit de la liberté. Qu’ils complètent de même, par un enseignement religieux et des pratiques religieuses, l’éducation laïque et sociale, c’est leur droit, c’est le droit de la liberté. Mais, de même qu’elle a constitué sur des bases laïques l’état civil, le mariage, la propriété, la souveraineté politique, c’est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l’éducation. La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance ; et l’enfance a le droit d’être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation, de s’interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l’enfant. »

D’où son soutien résolu au projet de loi, alors discussion, "visant à interdire l’enseignement des jeunes français à toutes les congrégations religieuses". Après d’âpres discussions, le texte fut effectivement voté en juillet 1904.
Si l’on pense à cette décision politique radicale, combien timides apparaissent les mesures de la loi confortant les Principes républicains, dite loi Séparatisme, adoptée en 2021 ! Et combien notre République se montre faible par rapport aux exigences financières de l’école privée catholique !

Autre leçon qui pourrait aussi nous servir de guide en ces temps incertains, Jaurès ne choisit pas entre les diverses dimensions du projet progressiste. Pour lui, qui fut le défenseur des mineurs de Carmaux, la question sociale, l’égalité des droits et le respect absolu de la liberté de conscience sont étroitement liés. Ils sont inséparables. Il ne peut y avoir aucune complaisance envers un patronat qui exploite la classe ouvrière, ou envers les marchés financiers, mais toute aussi nécessaire est la lutte contre un appareil religieux qui entend imposer son dogme ou ses règles de vie à la population, – de son temps, l’Eglise catholique, et à présent essentiellement, mais pas uniquement, l’islam politique. A condition évidemment, comme il le souligne sans cesse, que soient respectés les croyants et la liberté de culte. Difficile équilibre. Une ligne de crête que les différentes composantes de la gauche et de la droite républicaines ont du mal à tenir au quotidien. Cela exige de la clairvoyance et le courage de désigner les obstacles ou les adversaires. Dans le fil de son discours, soucieux de répondre à une objection de ses collègues, il affirme : « Ainsi, Messieurs, […] en ce sens le christianisme, parce qu’il contient un principe d’autorité [qu’exprime l’Évangile], est la négation du droit humains et un principe d’asservissement intellectuel. »

La République laïque - CNRS Editions

Qu’on est loin ici de l’image affadie d’un Jaurès soucieux de ne pas heurter, si peu que ce soit, les gens d’Église ! Dès lors, en lisant ces pages, comment ne pas évoquer l’affaire des caricatures de Mahomet et les manifestations suscitées un peu partout dans le monde par la simple critique du Coran ? D’aucuns diront peut-être que je confonds les époques et les formes de cléricalismes ? Je ne le crois pas.

Relire Jaurès aujourd’hui, c’est refaire avec lui le chemin escarpé qui mène à la liberté de conscience et à l’égalité des droits des citoyens, quels que soient le genre, l’origine ethnique ou géographique, la religion ou les convictions philosophiques.

C’est en cela que l’ouvrage synthétique de Gilles Candar est fondamental.

Gérard DELFAU
21 juin 2022